Des chiffres et des maux
Nous vivons dans une société entourée de nombres, de chiffres et où tout se calcule. Le temps, les dates, les températures, la force des vents, les distances, la vitesse, l’argent, la contenance, l’âge, le poids, la taille… Les chiffres sont partout, ils nous entourent, ils vivent en nous, ils rythment notre vie, partagent notre quotidien. Nous parlons chiffres bien plus que nous ne parlons avec les mots.
On compte, on ajoute, on enlève, on divise, on multiplie, on répartit, on partage avec ou sans équité, mais on calcule ! On nous identifie comme de simples numéros, un parmi tant d’autres, perdus dans la masse des millions, des milliards. Lorsque nous naissons, l’essentiel n’est pas de savoir comment vous vous portez, comment vous allez être aimé, choyé mais le poids et la taille que vous faites, et que nous sommes le milliardième être sur la Terre. Par la suite, notre enfance est conditionnée par l’âge auquel nous avons marché, l’âge de la propreté, l’âge où nous avons dit nos premiers mots, pour ainsi entrer dans le moule de la société, de la normalité. Et ainsi faire sa place, car on compte sur nous pour ne surtout pas être le dernier, mais le meilleur, le n°1, à l’école, rythmé par des notes puis au travail, rythmé par le rendement. Pour aboutir, en fin de vie à se retrouver tous au même endroit, allée 6, place 13.
Toute notre vie, nous tenterons de nous en sortir, de vivre, alors qu’en fin de compte, nous ne faisons que survivre. Gagner du temps, gagner de l’argent alors que nous ne faisons qu’en perdre.
Toutes nos relations sont également chiffrées. Le nombre « d’amis » sur Facebook, ceux que l’on compte sur les doigts de la main. Ceux qui comptent beaucoup plus dans notre cœur et d’autres qu’on ne « calcule » plus tant ils nous ont déçus. Le nombre de nos rencontres, nos premières fois que nous n’oublierons pas, le seul qui, la seule qui, l’unique…
Toute une vie à la poursuite de l’amour qui nous sera donné sans compter, et se rendre compte que tout se paye, que cet amour ne donnera jamais assez car nous en demandons de trop. Jamais satisfait, jamais rassasié, ne jamais se contenter, toujours plus… « Je t’aime plus que tu ne m’aimes (« je t’aime trop ! »), alors aimes-moi encore plus ! ». Mesurer et comparer et de ce fait « faire chanter » pour être comblé. « Oui mais moi, je ne veux plus souffrir, alors je ne veux plus donner autant ! ». « Oui mais moi, j’ai tant à t’offrir ! ». Garder pour soi pour faire une économie, une économie de soi, pour ne pas manquer de…
Est-ce que je vaux quelque chose ? Est-ce que je vaux encore quelque chose ? A combien je m’estime, à combien tu m’estimes ? Toute une vie en quête d’une valeur ajoutée que l’on nous a ôtée.
A force de tout compter, on finit par ne plus compter sur les uns, par ne plus compter sur les autres. A force de tout évaluer, on en perd nos valeurs. Les valeurs du cœur, celle d’une humanité.
A trop vouloir compter, on se surprend à éprouver des maux, à trop vouloir chiffrer, on en perd nos mots.